Lorsque les membres d’une organisation partagent librement des valeurs communes, on observe une grande force collective. Cette force résulte d’une plus grande confiance des membres entre eux, source de respect mutuel et de cohérence dans leurs actions.
Dès lors, la tentation est grande de décréter a priori un ensemble de valeurs communes pour rassembler l’organisation. C’est ce que font régulièrement des entreprises malheureusement sans effet. Voici comment nous vous proposons de faire émerger vos valeurs en prenant l'exemple d'une maison médicale.
Tensions dans la maison médicale
En Belgique, selon les mots de la fédération qui les regroupe, les maisons médicales sont des centres de soins de première ligne assurés par une équipe pluridisciplinaire. Ils sont proposés dans une approche globale intégrée à la dynamique citoyenne du quartier (mission locale) dans lequel se trouve la maison. Cette prise en charge se fait avec un souhait de développer l’émancipation et l’autonomie du patient en matière de santé.
La maison médicale en question dans cet exemple est située à Bruxelles. Elle a fait sienne la mission ci-dessus en adoptant également et officiellement les valeurs proposées par la fédération : solidarité, justice sociale, citoyenneté, respect de l’altérité, autonomie.[i]
Du point de vue financier, la maison avait, à l’instar de nombreuses autres maisons, décidé d’être financée par les organismes assureurs d’un montant forfaitaire par patient inscrit. Le montant de ce forfait est défini en fonction du type de bénéficiaire. « Dans ce système, le nombre de prestations par patient ne joue donc pas de rôle, contrairement au système de paiement à l’acte dans lequel les dispensateurs de soins sont rémunérés par prestation (consultation, visite à domicile, etc.). »[ii]
Comme partout, la concrétisation de cette mission au quotidien, n’est pas sans obstacles.
Ainsi, des choix étaient nécessaires en raison d’une demande de soins plus élevée que les ressources (équivalents temps plein) disponibles. Ces choix concernaient tant le nombre de patients que la maison pouvait accueillir, que le profil des dossiers acceptés. D’une part, tous les patients ne donnent pas droit de manière égale aux forfaits. Certains patients, non couverts sortis du système social ne donnent même droit à aucun forfait du tout. D’autre part, les patients n’ayant pas la même santé, ne requièrent pas la même intensité et durée d’attention.
Tiraillé entre la nécessité d’équilibre budgétaire, le temps disponible, et les besoins de se sentir utile, voir important, et d'être efficaces socialement, le personnel s’opposait régulièrement sur des choix à faire en matière de sélection et de manière de traiter les patients. Au cœur des choix se trouvent des valeurs sur lesquelles les professionnels, de leurs propres mots, se heurtaient. L’efficacité s’opposait à l’humanité. La relation personnelle forte que certains médecins entretenaient avec leurs patients s’opposait à la prise en charge du patient par l’équipe. Elle ne favorisait pas non plus le développement de son autonomie et sa participation aux activités de santé communautaire qui en sont un signe. La réalité des patients qui avaient déménagé mais continuaient à profiter des services de leur médecin "personnel" se confrontait à l’aspect local de la mission. D’une manière résumée, certains professionnels reprochaient à d’autres de favoriser leur patientèle (et par conséquence, eux-mêmes) aux dépends de la mission et des buts de l’organisation.
Plusieurs membres du personnel avaient le sentiment que les difficultés étaient liées à « un choc » des valeurs. Pour eux, ce « choc » trouvait une résonance intergénérationnelle entre les plus anciens, pour partie, fondateurs de la maison, et les plus jeunes. Bien entendu, et sans que ce fût une catastrophe pour l’organisation ou qu’il fut impossible d’y travailler, ces oppositions nuisaient à la cohésion de l’équipe et à la qualité du service. Par ailleurs, débattre des valeurs propres à chacun pour essayer de s’entendre, présentait pour plusieurs membres, un plus grand risque d’échanger des mots durs que de chances de s’accorder.
Le besoin était cependant là. Soucieux de réussir leur mission, l’équipe eut la sagesse de fermer la maison pour consacrer une journée de travail sur le thème : « Quelles valeurs pour notre maison médicale ? ».
Voici comment nous avons procédé.
Tout d’abord, il est utile de rappeler qu’aucune entreprise ne peut échapper à l’existence de valeurs communes. Si certaines valeurs peuvent être précisées par le pouvoir organisateur, dans la réalité, les valeurs émergent et témoignent de la manière dont les parties prenantes (stakeholders) de l’entreprise interagissent entre elles. Chaque employé(e) redéfinit en permanence dans son travail, ses propres modes de fonctionnement, son environnement de travail. Il ou elle, intègre, redécoupe et redéploie des normes et méthodes pour de nombreuses causes qui touchent son être. Ainsi une personne pour qui la discipline est essentielle traitera le retard d’un collègue et ses éventuelles conséquences, bien différemment de celle qui considère l’empathie comme primordiale, même si les deux personnes appliquent le même règlement de travail.
Un paramètre fondamental qui dynamise cette constante redéfinition personnelle du travail est la relation aux autres. Cette relation est fortement influencée par les choix organisationnels des gestionnaires. La relation spécifique à chaque paire d’individus, variable dans l’espace et dans le temps, se trouve ainsi modulée par un patrimoine commun, une culture, que créent l’organisation du travail et son but.
Proclamer a priori un set de valeurs pour une entreprise, est donc un exercice périlleux. Chacun humain construit sa vie sur un socle de valeurs intimement lié à son histoire personnelle. On ne peut pas imposer des valeurs à une personne, on peut juste créer l’environnement qui l’invite à les vivre. Les résultats de valeurs autoproclamées sur l’organisation sont généralement maigres voire contre-productifs. Une partie des collaborateurs s’en fichent et ne connaissent pas les valeurs. Une autre partie, même quand elle y adhère volontiers, les utilise pour jauger les comportements de leurs supérieurs. Une autre partie encore, considère que des valeurs importantes manquent et/ou que les valeurs choisies ne sont ni appliquées, ni applicables.
Les membres la maison médicale étaient plutôt dans cette dernière situation : des valeurs importantes qui conditionnent les rapports du personnel soignant aux patients, dans le cadre de la mission, manquaient d’être exprimées. Chaque membre appliquait ses propres valeurs là où une valeur commune partagée devait émerger pour assurer la cohérence des actions et le plaisir de travailler ensemble.
Alors comment faire émerger des valeurs communes de valeurs personnelles ?
La méthode s’appuie sur les travaux du Professeur Yves Schwartz du laboratoire d’ergologie de l’Université de Marseille-Aix et de son équipe avec qui j’ai eu le plaisir de collaborer lors d’un projet sur l’apprentissage tout au long de la vie.
Leurs travaux ont permis de mettre en évidence 6 ingrédients de la compétence professionnelle. Pour simplifier, disons qu’au lieu de définir ce qu’est intrinsèquement la compétence professionnelle, exercice « insoluble » aux dires du Professeur Schwartz, l’équipe a mis en évidence l’existence de 6 ingrédients dont les valeurs constituent le 4e [iii].
En considérant les valeurs comme ingrédients de la compétence nous avons développé et une méthode pour identifier et partager les valeurs communes. Cela offre deux avantages immédiats. D'une part, on évite « l’affrontement » moral entre des personnes ayant chacune leur référentiel propre. D'autres part, les professionnels mettent eux-mêmes une motivation à l'usage de ces valeurs.
Comme premier point du séminaire, en introduction au travail collectif, la présentation des ingrédients de la compétence dont les valeurs, réduisit de plusieurs crans, la peur de la confrontation palpable chez certains participants. Le travail était déplacé, il ne s’agissait plus de se positionner moralement sur les valeurs. Il s’agissait de reprendre les tâches à effectuer en regard des attentes des patients de la maison médicale et puis de réfléchir sur les compétences nécessaires à leur mise en œuvre pour obtenir les buts poursuivis dans la mission. Dans cette réflexion collective, les professionnels comprennent et verbalisent les valeurs qui leur importent et celles qui contribuent au projet collectif.
Ainsi, par exemple, les médecins les plus anciens, qui aimaient entretenir une prise en charge personnelle de leurs patients (basée sur une certaine dépendance bienveillante), comprirent que leur approche n’était pas alignée avec le but de développer la prise en charge du patient par lui-même. Le choix de changer restait le leur, mais l’exercice leur avait permis de comprendre ce que les plus jeunes attendaient, et qui rassemblait l’équipe, facilitant par là le changement.
L'identification des compétences mises en jeu peut être appliqué avec succès à d’autres parties prenantes que les patients. Ainsi, appliquée au personnel lui-même, elle permet de répondre à la question "comment nous comporter les uns vis-à-vis des autres".
L’équipe se trouvait ainsi renforcée. D’une part, elle disposait d’une méthode pour définir les valeurs communes mises en jeu. D’autre part et surtout, chaque membre réalisait mieux comment il contribuait au projet commun.
Pour résumer
Si, comme le propose Le Professeur Yves Schwartz, vous considérez les valeurs, comme un ingrédient de la compétence professionnelle, vous vous ouvrez une belle occasion de fédérer et dynamiser vos équipes et de développer des comportements porteurs de réussite.
Le prérequis pour construire un set de valeurs communes fortes est de clarifier le but de l’organisation, c’est-à-dire le but commun[iv] auquel chacun participe, l’équivalent de gagner pour les sportifs. Même s’il n’est pas toujours apparent, ce but collectif partagé peut exister pour toutes les organisations. Pour de multiples raisons, il doit être clarifié et déclaré.
Lorsque ce travail de clarification est fait, notre expérience montre qu’il est alors extrêmement efficace et heureux de consacrer un temps de réflexion collective sur les valeurs que l’on met en œuvre. En les présentant non comme des valeurs morales mais comme des compétences, on amène les participants à ne pas craindre le jugement, à porter une réflexion sereine sur ce qui fonctionne. On observe une grande appropriation des valeurs par les collaborateurs. Elles deviennent vivantes et facilitent tous les autres échanges.
Lorsque la méthode de construction est bonne, les valeurs sont porteuses de succès partagé bien loin de celles affichées sur un mur et que presque personne ne reconnaît.
[i] Charte des maison médicales : https://www.maisonmedicale.org/La-charte-des-maisons-medicales-leurs-valeurs.html
[ii] https://www.inami.fgov.be/fr/professionnels/etablissements-services/maisons-medicales/Pages/default.aspx#Quelles_prestations_couvre_le_forfait_?
[iii] https://books.openedition.org/purh/1530
[iv] Notons que ce but commun n’empêche pas les buts personnels mais ces derniers sont subordonnés à la réalisation du but collectif.
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